La première réunion de travail de l’année 2021 du comité scientifique Les 3 Sphères s’est tenue le 4 mars. Réunis à distance, ses membres étaient invités à partager leurs réflexions sur les conséquences indirectes de la Covid-19. Animée par Jean-Marie Dunand, Directeur de l’Activité e-santé chez Docaposte, cette session était aussi l’occasion d’accueillir officiellement les nouveaux membres du think tank.
« La crise liée à la pandémie a été révélatrice d’un certain nombre d’enjeux et de problématiques qu’il est nécessaire d’adresser et qui auront des répercussions sur le plus long terme », a déclaré, en préambule, Jean-Marie Dunand. Des répercussions abordées lors de ce premier rendez-vous 2021, autour de 3 axes de réflexion et de problématiques associées :
- la face cachée de l’iceberg : les pathologies nées de la crise et l’impact sur le suivi des patients atteints de maladies chroniques ;
- l’ascension du digital en santé : la prévention et les parcours de soins en pleine transformation et l’émergence de nouvelles pratiques médicales ;
- la souveraineté, une injonction : les dessous d’une compétition mondiale, comment concilier éthique et data ?
Pathologies nées de la crise et suivi des patients atteints de maladies chroniques : tirer les enseignements de la première vague
Un an après l’arrivée du coronavirus en France, les regards se tournent vers les conséquences indirectes du Covid sur la santé des Français, en particulierl’apparition de pathologies liées à la crise et à une perturbation assez forte de la prise en charge des patients, notamment ceux atteints de maladies chroniques.
Pour le Pr Fabrice Denis, à l’origine de la web application e-santé la plus consultée en Europe, Maladiecoronavirus.fr, les raisons principales à imputer à ce déficit de prévention et de suivi chez les patients atteints de maladies chroniques sont notamment les restrictions liées au premier confinement. Celles-ci ont en effet causé « un nombre de déprogrammations d’opérations assez important, une chute de l’activité en ambulatoire, ainsi que du dépistage ».
Autre conséquence difficile à prédire il y a un an : la « chronicisation de la Covid avec l’observation de formes longues qui concernent une partie des personnes touchées par cette maladie et qui, plusieurs mois après avoir contracté le virus, ont encore des symptômes prolongés », a rappeléle Pr Denis. Des symptômes tels que la tachycardie, la fatigue chronique ou des troubles cognitifs et neurologiques qui pénalisent encore ces patients, plusieurs mois après leur infection, dans leur quotidien professionnel, personnel, familial.
Les membres du comité sont également revenus sur les répercussions psychologiques de la crise qui commencent seulement à être adressées, notamment sur le plan politique. Elles concernent particulièrement certaines populations : des soignants et proches de malades qui ont pu développer des formes de traumatismes et des groupes de populations plus fragiles comme les personnes âgées et les étudiants. Des troubles liés aux mesures coercitives subies depuis un an, mais également à des facteurs préexistants amplifiés par la pandémie, tels que la précarité ou l’isolement social.
Concernant les personnes âgées, le Pr. Jean-Pierre Michel, gériatre, professeur émérite de la Faculté de Médecine de Genève et membre de l’Académie Nationale de Médecine (France), a en effet pu constater au sein de cette population, en particulier pour les personnes en maisons de retraite, que se jouait « un vrai drame sous-estimé durant le premier confinement », évoquant un double déchirement : « de la part des familles à qui il était formellement interdit d’entrer pour voir leurs proches et de la part de ces personnes âgées qui souffraient du confinement dans ces établissements ».
L’accélération du numérique en santé : des apports certains, mais une appropriation à consolider
Avec les restrictions, les soignants ont dû s’adapter, les outils numériques ont ainsi connu un essor dans le secteur de la santé comme l’a rappelé Jean-Marie Dunand : « on a pu observer que le digital avait permis d’apporter un certain nombre de réponses et on note une accélération importante de certains usages digitaux liés au parcours de soins notamment ».
Pour le Pr. Fabrice Denis, il y aura sans conteste un avant et un après Covid à ce sujet. Constat partagé par le Dr. Ludovic Moy, gynécologue obstétricien à Rennes, qui a observé à titre personnel l’essor de la téléconsultation avec « environ 20% de téléconsultations au quotidien ». L’adoption de la téléconsultation concerne, selon lui, tous les milieux socio-culturels et répond, d’abord, à une demande des patients « à laquelle les médecins devront répondre dans le temps ». Cet usage est déjà bien ancré pour le Dr Bernard Castells, radiologue et Directeur Innovation et Transformation au Centre Hospitalier de Valenciennes – où l’intelligence artificielle est un élément central de la transformation numérique du parcours de soins – qui a noté « jusqu’à 85% de téléconsultations » dans son établissement.
Pour Henri Bergeron, Directeur de recherche au CNRS au Centre de Sociologie des Organisations (CNRS et Sciences Po), spécialiste en politiques de santé, l’usage des outils digitaux à mis en exergue un point important : le fait d’apporter plus de transparence à certaines pratiques, une transparence qui varie aussi selon les conditions de réception et d’acceptation de ces nouveaux outils.
Mais, pour Daniel Benamouzig, également Directeur de recherche au CNRS au Centre de Sociologie des Organisations, titulaire de la Chaire Santé de Sciences Po et membre du Conseil Scientifique Covid-19, l’essor de cette pratique et de l’usage des outils numériques en général ne doit pas occulter les enjeux de formation qu’ils représentent et ce, « dans des délais très rapides, ce qui crée un contraste avec le temps long qui existe traditionnellement en médecine ». Lydie Canipel, Vice-présidente de la Société Française de Santé Digitale (SFSD) et co-fondatrice de l’Université de Médecine Digitale, partage ce point de vue, soulignant le besoin d’appropriation de ces nouveaux outils par les soignants : « on parle des outils technologiques, mais pas assez des personnes », or, la formation est, selon elle, un enjeu crucial pour ne pas délaisser le facteur humain d’autant qu’avec la télémédecine « tous les praticiens ne retrouvent pas les gestes auxquels ils sont attachés et qui font leur métier au quotidien ».
De la même manière, elle a rappelé l’importance du citoyen qui « doit être acteur dans l’appropriation du numérique et de la santé numérique », d’où la nécessité de créer de l’information citoyenne, « grande absente de la crise » et pourtant nécessaire. «De la non information du citoyen découlent, en miroir, une appropriation par les médias et un phénomène en développement : les fake news, ce qui crée une somme d’effets secondaires, d’autant plus anxiogènes ».
Pour conclure, le Dr Alain Toledano, oncologue et radiothérapeute, a apporté sa vision, réconciliant le digital et l’humain, au service d’une « réinvention » de la pratique médicale. Président de l’Institut Rafaël, « Maison de l’après-cancer », il a témoigné des bienfaits de ce mariage : « le déploiement du numérique a permis de gagner 20% de temps médical et paramédical », un temps réinjecté au profit d’un suivi qualitatif, recentré sur le patient et ses besoins. L’utilisation d’outils numériques se met au service du maintien du lien entre patients et soignants mais permet aussi de « souder des soignants de cultures différentes », l’Institut Rafaël faisant intervenir un grand nombre de spécialistes dans le parcours de soins : oncologues, psychologues, sexologues, nutritionnistes, naturopathes…
De la valeur des données de santé…
De la valeur des données de santé…
Dernier grand axe de réflexion partagé par les membres du comité : la place de la data, mise en lumière par la crise et qui soulève plusieurs enjeux comme l’a rappelé Jean-Marie Dunand, Directeur de l’Activité e-santé chez Docaposte, tiers de confiance et premier hébergeur de données de santé en France. « Au niveau étatique, on assiste à un renforcement de la réflexion stratégique liée à la souveraineté : nous sommes entrés dans des compétitions mondiales pour vaincre ce virus et, ce faisant, un certain nombre de sujets ont émergé autour de la data et de l’éthique ».
Le Pr Fabrice Denis, fort de ses initiatives réussies en e-santé, à commencer par MaladieCoronavirus.fr, a pu attester de l’utilité du Big Data. Première web application en Europe, celle-ci a été utilisée par plus de 14 millions de personnes en un an, fournissant ainsi de précieuses informations qui ont permis de prédire certaines évolutions de la maladie dès les premiers mois d’utilisation (le site a permis d’observer que l’anosmie faisait partie des symptômes de la maladie Covid-19). Le Pr Denis a partagé sa conviction : « à certains égards, le Big Data recueilli à l’issue de consultations a permis d’être plus précis que les tests PCR ou tout autre paramètre actuellement suivi pour prédire la fin des pics d’hospitalisation liée à la Covid ».
Pour David de Amorim, Directeur Développement et R&D chez MesDocteurs, pas de secret : « une data validée, pertinente et anonymisée, dès lors qu’elle rend un service immédiat aux citoyens permet d’être utilisée à grande échelle ». Pour les soignants, l’utilisation de la data se doit d’être associée à une vision claire, comme l’a rappelé le Dr Castells, qui utilise la data et l’intelligence artificielle depuis plusieurs années à l’hôpital de Valenciennes : « on sait exactement ce qu’on produit donnée par donnée, on sait la manière dont elle est entreposée et structurée et comment et pourquoi nous l’exploitons grâce à l’IA : à savoir, dans le but de disposer d’une vision claire des flux des urgences, de mieux gérer les lits et par extension d’améliorer le parcours patients dès son entrée à l’hôpital. Cela nécessite évidemment que chaque intervenant se sente concerné et porte une vision de ce qu’il fait quand il utilise une donnée au service de son métier ».
En dehors de son utilité par et pour les professionnels de santé, la data revêt également une dimension politique et soulève « une question politico-éthique importante » de par la manière dont elle peut être interprétée et communiquée, comme l’a souligné Henri Bergeron : « la donnée est aussi un instrument politique qui rend à la fois saillantes les dimensions d’un phénomène et en invisibilise d’autres. Or, pour bien gouverner par la donnée, il faut savoir rendre visible ces points aveugles ». Pour illustrer son propos, il a partagé un exemple : « On l’a vu notamment durant les premiers mois de la crise où l’on communiquait sur les entrées des patients atteints de la Covid à l’hôpital mais, au fil du temps, on ne communiquait plus les statistiques sur les gens qui en sortaient guéris, donc on invisibilisait in fine ces patients rétablis ».
Autre sujet mis en exergue : la formation est apparue, de l’avis général, comme un passage obligé et un critère à renforcer : « il est indispensable de former à ces notions essentielles que sont l’éthique et la réglementation car c’est un secteur mouvant », a résumé le Pr Gérard Friedlander, Délégué Général de la Fondation Université de Paris. « La data doit faire partie intégrante des formations dispensées aux professionnels de santé car elle exige un effort d’acculturation et nécessite d’embarquer un maximum d’acteurs de l’écosystème de santé, au risque, sinon, de nourrir la méfiance à son égard, au même titre, qu’aujourd’hui, nous pouvons nous retrouver face à des comportements de défiance vis-à-vis des vaccins ».
Apprécié de tous et fédérateur, ce premier rendez-vous 2021 a permis d’approfondir certains axes de réflexion abordés lors du Symposium de la e-santé « Les 3 Sphères », fin novembre 2020. Il a aussi donné le « la » pour de prochains temps d’échanges dont une deuxième séance de travail du comité, d’ores et déjà prévue mi-juin.